Quel regard porter sur la journée de protestation du 17 novembre 2018, alors que les prix des carburants à la pompe en France semblent focaliser le mécontentement populaire ? En effet, à en juger par les réactions sur les réseaux sociaux ou dans la presse, jamais dans l’histoire récente (en tout cas de mémoire d’automobiliste), faire son plein n’est revenu aussi cher que depuis cet automne. Et notre pays serait précisément celui où essence et gazole seraient les plus coûteux, les plus lourdement taxés…
L’objectif de cette tribune n’est pas de porter un jugement sur la politique du président Macron ou l’action de son gouvernement. Mais de tenter d’apporter un éclairage sur les prix des produits pétroliers à la distribution de détail, de démêler ce qui relève de la « vérité des chiffres » ou du pur ressenti. Or pour ce faire, des outils existent. En particulier lorsqu’il s’agit de retrouver des séries de prix sur de longues périodes. Le premier d’entre eux est l’annuaire publié chaque année jusqu’en 2007 par l’INSEE, l’institut national de la statistique et des études économiques, utile pour rechercher des données anciennes (en particulier d’avant l’ère numérique). Autre outil précieux : les relevés hebdomadaires des prix moyens à la pompe des différents produits raffinés, effectués jadis (à partir de 1985) pour le compte du ministère de l’Industrie, et désormais publiés par le ministère de la Transition écologique (et solidaire). Cependant, dès que l’on manipule des prix datant de plusieurs années, il est indispensable de corriger ceux-ci de l’inflation. Rien de plus facile avec le site internet France-inflation.com, qui revendique son impartialité et sa neutralité à l’égard « de toute instance financière, de tout organisme d’état, de tout parti politique, et de toute organisation syndicale ». Enfin, pour constater ce qui se passe au-delà des frontières de l’Hexagone, la Commission européenne publie chaque fin de semaine des tableaux de synthèse (Weekly Oil Bulletin), qui fournissent un point chiffré sur les prix de vente et les taxes dans les 28 pays de l’UE (Royaume-Uni compris, à ce jour).
Ultime préalable : les prix ont certes évolué, mais les produits aussi, en parallèle avec les motorisations. Il n’y a plus grand-chose de comparable entre « l’essence supérieure » commercialisée dans les années 60 et 70, et le super sans plomb 95-E10 actuel. Le gazole (jadis dénommé « gas-oil ») a lui-même beaucoup changé, devenu un produit élaboré, quasi-exempt de soufre, et incorporant – comme l’essence – une fraction d’origine agricole renouvelable.
Pour l’anecdote, en 1960, le prix de vente au détail du litre d’essence dite « de tourisme » ressortait à 0,99 FF (TTC) dans l’agglomération parisienne. Un rappel indispensable : à cette époque (et jusqu’à début janvier 1985), les prix à la pompe étaient fixés par l’État, en vertu d’une loi remontant à 1928, instaurant un « monopole délégué » (de la part des compagnies pétrolières) sur la production, l’importation et la distribution de produits raffinés – cette loi n’a été définitivement abrogée qu’au début des années 90. En conséquence à cette époque, à 1 ou 2 centimes (de franc) près, les prix parisiens valaient pour l’ensemble du territoire métropolitain. Et nos 99 centimes de nouveau franc, convertis en euros à sa valeur de mi-2018 (comme pour tous les prix cités dans cet article), équivalaient à… 1,63 €. Une décennie plus tard, le prix nominal du supercarburant a tout juste frémi : 1,16 FF/l (1,29 € actuel). En 1975 en revanche, choc pétrolier de 1973 oblige, il s’affiche à 1,83 FF/l (1,35 €/l). Tandis qu’en 1980, dopé par un nouveau choc pétrolier (consécutif notamment à la révolution islamique en Iran et à la guerre Iran-Irak), le prix au litre bondit à 3,41 FF (1,54 €/l). Soit, déjà, un niveau très proche, voire légèrement supérieur, de ceux couramment observés en ce moment.
L’année 1985 marque la fin des prix administrés, et restera comme « l’an 1 » de la libéralisation des prix du marché intérieur des produits pétroliers. Chaque distributeur, qu’il s’agisse des compagnies pétrolières ou (de plus en plus) des réseaux des grandes surfaces, est désormais responsable de sa propre politique commerciale. Bien que le marché soit devenu bien plus concurrentiel, les prix à la pompe n’en demeurent pas moins à un niveau élevé. Le calcul de la moyenne du premier semestre fait ressortir le litre de supercarburant à 0,87 euro TTC (en francs de l’époque convertis), soit 1,58 €/l en euros de 2018. Contre 0,67 €/l (1,21 €/l 2018) pour le gazole.
Pourtant, dès l’année suivante, une décrue s’amorce. Le phénomène reste dans l’histoire sous le nom de « contre-choc pétrolier ». De fait, un examen des prix du super (le sans-plomb 95, désormais) et du gazole en 1990 permet de relever des niveaux respectifs de 1,15 €/l et 0,80 €/l (en euros 2018 sur la base de la moyenne des relevés au premier semestre). Ces valeurs se retrouvent au centime près en 1995. Pour l’automobiliste, l’accalmie est réelle. Pas pour longtemps, puisqu’en 2000, le prix du SP 95 exprimé en monnaie actuelle remonte à 1,39 €/l, contre 1,05 €/l pour le gazole. En 2005, ces valeurs respectives sont de 1,30 €/l et 1,15 €/l (toujours en euros 2018) : elles témoignent en particulier de la volonté affichés des Pouvoirs publics de réduire le différentiel essences/gazole.
L’année 2008 est particulière, avec un cours du baril de brut qui s’envole à des niveaux historiques, pour atteindre près de 150 dollars à New York début juillet. Les prix à la pompe sont logiquement impactés, avec un litre de SP 95 qui s’affiche à 1,40 € (1,55 €/l 2018) contre 1,30 € pour celui de gazole (1,44 €/l 2018). Un reflux s’ensuit, encore perceptible en 2015 avec des prix nominaux respectifs de 1,37 €/l et 1,19 €/l (soit 1,40 €/l et 1,21 €/l en tenant compte de l’inflation). À noter que le produit de référence retenu ici n’est plus le SP 95 mais le SP 95-E10 (apparu en 2013), qui incorpore jusqu’à 10% d’éthanol agricole renouvelable, accepté par la majeure partie du parc automobile actuel.
Quid de 2018 ? Avec 1,47 €/l pour le SP 95-E10 et 1,41 €/l pour le gazole, les prix moyens au premier semestre demeurent inférieurs à l’étiage constaté sur la même période de 2008. En se basant, cette fois-ci, sur les moyennes mensuelles depuis le début de l’année en cours, il faut attendre le mois de septembre pour voir le SP 95 retrouver et même dépasser, à euros comparables, les niveaux de 2008. Le prix moyen du SP 95-E10 (vendu légèrement moins cher) reste inférieur à celui du SP 95 de 2008. Pour le gazole, en revanche, les prix de 2008 ont été rattrapés dès le mois de mai, pour être sensiblement dépassés en septembre et octobre. Il est bien sûr trop tôt pour savoir si le frémissement des prix à la baisse constaté ces derniers jours se concrétisera de manière durable.
Reste le thème des taxes, et la question (épineuse…) de savoir si l’automobiliste français est davantage « matraqué » à cet égard que ses voisins. Pour information, il faut rappeler ici que les prix à la pompe de l’essence et du gazole sont déterminés en fonction du coût (et donc des cours) du pétrole brut, des coûts de production et de distribution du carburant mais aussi des taxes spécifiques auxquels ils sont soumis. Ces taxes sont très variables d’un pays à l’autre, et sont donc responsables en grande partie des écarts de prix entre les pays. Selon des données de l’UFIP (Union française des industries pétrolières) et d’origine gouvernementale compilées par le site internet Connaissance des Énergies (une source a priori sérieuse), pour un litre de SP 95 vendu 1,53 € (en mai 2018), le prix TTC se décomposait entre le coût du brut (26,8%), les coûts afférents au raffinage (4,6%) et à la distribution (7,2%), tandis que la part des taxes représentait 61,4%. Pour un litre de gazole à 1,45 € TTC, le brut représentait 28,3%, le raffinage 5,5%, la distribution 7,6%, et les taxes 56,8%. Cela pourra sembler élevé, même si nous sommes loin, malgré tout du ressenti de « 80% de taxes » que certains imaginent volontiers en matière de carburants…
Toujours à titre d’information, deux taxes principales s’appliquent sur le prix hors taxes de l’essence et du gazole en France : la TICPE et la TVA. La TICPE ou Taxe intérieure sur les consommations de produits énergétiques (anciennement dénommée TIPP), est un impôt indirect qui s’applique à tous les produits pétroliers (essence, gazole, fioul, etc.). D’un montant fixe perçu par litre vendu, ce droit d’accise est constant pour une année donnée (montant inscrit dans la loi de finances). De ce fait, il ne subit pas l’impact des fluctuations des prix du brut et des coûts de raffinage et de distribution. En 2018, la TICPE est de 0,6829 €/l pour le SP 95, de 0,6629 €/l pour le SP 95-E10 et de 0,594 €/l pour le gazole. L’essence et le gazole sont également taxés au titre de la TVA. Son taux de 20% s’applique sur les produits hors taxes, et sur le montant de la TICPE (une double taxation, donc). Le taux de la TVA est fixe au cours de l’année. En mai 2018, la TVA coûtait au total près de 0,25 € par litre de SP 95 et 0,24 € par litre de gazole.
Avec des proportions de taxes respectives de l’ordre de 62% pour le SP 95 et de 57% pour le gazole (sachant que ces niveaux peuvent varier dans le temps, en fonction de l’évolution du prix HT et de la TVA qui lui est appliquée), les Français sont-ils vraiment les plus mal lotis en Europe ? Selon le dernier Weekly Oil Bulletin (daté du 5 novembre), pour le super sans plomb, bien que pointant dans le peloton de tête, la France se situe à un niveau de taxation comparable (dans une fourchette de 61-63%) à ceux de la Finlande, de la Grèce, de l’Italie, du Portugal, du Royaume-Uni et de la Suède. Elle est même sensiblement dépassée par les Pays-Bas (66%). En matière de gazole, son niveau de taxation est proche de celui pratiqué en Belgique (55%), et inférieur à ceux de l’Italie (58%) et du Royaume-Uni (59%).
À la pompe maintenant, toujours début novembre, le prix moyen du super 95 en France était certes, là encore, parmi les plus élevés du Vieux continent avec 1,54 €/l TTC, mais inférieur malgré tout à ceux de l’Allemagne (1,56 €/l), du Danemark (1,61 €/l), de la Grèce (1,63 €/l), de l’Italie (1,65 €/l), des Pays-Bas (1,63 €/l), et du Portugal (1,55 €/l). Côté gazole, le prix TTC moyen de 1,51 €/l observé en France est surclassé par ceux relevés en Belgique (1,57 €/l), en Italie (1,56 €/l), au Royaume-Uni (1,56 €/l) et en Suède (1,58 €/l) – cf. carte cliquable ci-dessous.
Alors oui, on peut trouver moins cher… L’Espagne est le pays le plus couramment cité, avec des prix à la pompe inférieurs de plus de 20 centimes par litre à ceux de la France. Le Luxembourg, lui aussi, fait figure d’eldorado pour automobilistes. Et, globalement, les pays d’Europe de l’Est vendent les carburants à des prix moins élevés qu’au nord et à l’ouest du continent (hormis en Espagne). Sachant que le pouvoir d’achat de leurs habitants, en revanche, est lui aussi inférieur. À ce sujet, d’autres études montrent que grâce à l’évolution des salaires depuis les années 60, une heure de travail permet d’acquérir un nombre supérieur de litres d’essence. Je laisse à d’autres spécialistes, mieux outillés que moi sur ce point, le soin de développer cette argumentation (qui s’applique à d’autres biens de consommation courante).
Que conclure de cette avalanche de chiffres ? En premier lieu que l’essence et le gazole font l’objet, de longue date, d’une importante taxation. Surtout la première, mais le rattrapage est en cours pour le second. Deuxièmement, dès lors qu’ils sont exprimés en monnaie constante, il est aisé de constater que les prix, en dépit d’une relative volatilité (inhérente à celle des cours de la matière première, le pétrole brut en l’occurrence), se sont souvent situés à des niveaux élevés, en tout cas depuis 1960. Malgré quelques périodes d’apaisement, entre 1964-65 et le choc pétrolier de 1973-74, puis lors du « contre-choc » de 1986-87 jusque vers la fin du XXe siècle. Les prix actuels ne font que rejoindre des valeurs maximales déjà constatées dans un passé pas si lointain. Et ceux constatés en France ne détonnent pas par rapport à la moyenne européenne. Or, en Allemagne, en Belgique, en Italie, aucune « révolte » d’automobilistes mécontents ne menace, de toute évidence. Peut-être faut-il chercher ailleurs les causes profondes du sentiment de « ras-le-bol », voire d’exaspération, qui semble ronger le pays…
Au demeurant, une politique de carburants trop bon marché, comme par exemple aux États-Unis où la taxation est très faible, n’est pas souhaitable. Même pas pour le portefeuille, en dépit des apparences. Lorsque le baril monte, le prix du gallon d’essence en fait autant, et le consommateur nord-américain doit faire face à de fortes hausses, sur le court terme. Les taux d’accises élevés tels que pratiqués en Europe ont le mérite de jouer un rôle « d’amortisseur » par rapport à la volatilité des cours du pétrole brut. Surtout, ils constituent une puissante incitation à développer des véhicules peu gourmands en carburant, et faiblement émetteurs en gaz carbonique. Or selon un rapport publié en janvier 2018 par l’EPA, l’agence fédérale en charge de l’environnement, la moyenne de consommation des voitures neuves (modèles 2016, toutes marques confondues) commercialisées aux États-Unis ressortait à 27,4 miles par gallon, soit… 9,5 litres aux 100 kilomètres. Selon l’EPA, il s’agit d’un « record historique ». En Europe, nous faisons mieux, et depuis longtemps !
Au final, c’est l’automobiliste européen qui en sort gagnant puisque même si le prix au litre augmente, celui du kilomètre parcouru tend à diminuer. Et pour notre planète menacée par le réchauffement climatique, c’est également tout bénéfice.